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25 Aoû 2012, 10:13 |
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Et si la France confondait son « avance » avec un retard ?
Par Bernard Laygues.
Qu’est-ce que la vie ? Vieille question ! Voilà quelque deux siècles, Xavier Bichat, le célèbre physiologiste, répondait, lui, tout crûment : « C’est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Une résistance qui a bien besoin d’un sérieux coup de pouce quand, tonnerre dans un ciel serein, c’est une détresse brutale, massive (accident cardiaque, crash routier, etc.) qui s’en vient bousculer le cours d’une existence. A moins que ce ne soit « seulement » un intolérable mélange de douleur et d’effroi… En France, selon la législation, seul un médecin, muni d’un équipement adéquat, donc un urgentiste, y pourra quelque chose. Mais s’il ne peut intervenir en un délai compatible, ce qui hélas, ne serait pas exceptionnel ?
Il faut alors s’en remettre, avant l’arrivée à l’hôpital, aux techniques secouristes, certes efficaces, mais limitées, qu’appliqueront les omniprésents sapeurs-pompiers. Le seul corps capable, grâce à ses volontaires, de quadriller efficacement nos territoires… Ne buterait-on pas là sur l’une des « exceptions culturelles » propres à la France ? Coup d’oeil sur le vaste monde. Seulobjectif : faire réagir…
Tout commence, dans notre réflexion, par une tragédie qui eût été quasi banale si elle n’avait foudroyé une personnalité du gotha international. En l’occurrence, c’est de Lady Diana Frances Spencer, princesse de Galles, ex-épouse du prince Charles d’Angleterre, qu’il s’agit. A 1 h 23, dans la nuit du 31 août 1997, cette femme, admirée du monde entier, va trouver la mort dans un accident de circulation. La Mercedes à bord de laquelle elle a pris place au retour d’une soirée vient de heurter, à quelque 130 à l’heure, un poteau puis le mur du tunnel de l’Alma, à Paris. Son compagnon, Dodi al-Fayed, et leur chauffeur sont tués sur le coup. Le garde du corps, lui, grièvement blessé, s’en tirera par miracle. Quant à la princesse, elle présente encore d’ultimes signes de vie – de survie ! – à l’arrivée des secours (sapeurs-pompiers et Samu de Paris). Désincarcérée, puis « techniquée » sur place par des médecins urgentistes durant deux heures (« aspirée, ventilée, perfusée », et tout le reste pour que le transport, à très faible allure, soit supportable), la victime décèdera à 4 heures du matin à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Bien sûr, tous les médias de Grande-Bretagne et d’ailleurs, jusqu’aux plus trash, allaient s’agglutiner autour de l’événement, sur fond de considérations politiques, sentimentales, voire de suppositions d’ordre criminel. On trouvera même (c’est ce qui nous intéresse), dans la presse britannique, une mise en question non déguisée des premiers soins « à la française ». Selon des médecins d’outre-Manche, et même d’un éminent professeur de chirurgie français, des soins auraient été « trop longuement prodigués sur place, au détriment d’une arrivée rapide en salle d’opération » (1). Au point que, depuis, de passage en Angleterre, plus d’un Français s’est entendu déclarer, sur un ton mi-badin, mi-grinçant : « Vous avez tué notre princesse chérie ! ».
Trop tard à l’hôpital ?
Médicalement parlant, l’affaire n’en resta d’ailleurs pas là. Au point que, dix-huit mois plus tard, le retentissant livre-enquête, Mort d’une princesse, de Thomas Sancton et Scott McLeod, journalistes au Time (paru en France chez Plon), fait l’effet d’un méchant pavé dans la mare. On peut y lire : « [Diana] dépendit des soins d’un système de médecine d’urgence qui, en dépit de son excellente qualité générale, a peut-être appliqué une méthode désastreuse pour traiter le genre de blessures dont elle venait d’être victime». S’ensuit, dans Le nouvel observateur (n°1738, du 26 février 1998), un article titré, sous la plume d’Hubert Prolongeau, « Le Samu traîné dans la boue ». Riens de moins que l’interview d’un spécialiste de médecine d‘urgence, le docteur Patrick Goldstein, directeur du Samu régional de Lille, présentée ainsi : « Ils sont amers, les responsables français de la médecine d’urgence, après les accusations portées par deux journalistes américains. Mais [ils restent] certains de ne pas s’être trompés. » Prenant fait et cause pour ses confrères parisiens, qui, eux n’avaient soufflé mot aux médias, ce praticien se fait alors non seulement le défenseur de « notre » système de prise en charge préhospitalière des urgences, mais également en retour, le détracteur de systèmes étrangers. Au reproche des journalistes du Time rapporté dans L’Obs : « La princesse est arrivée trop tard à l’hôpital », réponse de Patrick Goldstein, qui n’y va pas par quatre chemins : « Ce reproche est idiot ; il est fondé sur une comparaison qui n’a pas lieu d’être. Les Américains ont un système de santé totalement différent du nôtre. Nous avons pris le parti, en France [NDR/ seulement, peu à peu, depuis les années 1970] de faire « sortir » [de l’hôpital] les médecins. Les Américains, eux, amènent le malade le plus vite possible à l’hôpital, d’où ce bordel folklorique qui rend le feuilleton Urgences si attrayant: les malades arrivent sans être annoncés, personne n’a commencé à les soigner (sic), des dizaines de médecins se précipitent pour mettre des tubes sur de quasi-mourants… Chez nous les malades ont été «techniqués » avant d’arriver à l’hôpital. […] En France, les gens qui « sortent » sont de vrais médecins. Aux Etats-Unis, comme dans les pays anglo-saxons, ce sont des paramédicaux, des techniciens de santé spécialisée, qui prennent en charge les victimes. Ils ont niveau de secouristes (re-sic), comme nos pompiers, et n’ont pas le droit au geste « agressif » (2) – placer une intraveineuse, par exemple. Ainsi, le soluté de perfusion, ces paramédicaux américains ne peuvent pas l’utiliser (re-re-sic)… »
Bonne foi ou désinformation ?
Bigre ! Voilà, pour un Français – en 1998, donc !-, de quoi bomber le torse, mais aussi plaindre le petit milliard d’habitants anglo-saxon. Là-bas, toute détresse vitale, selon le patron du Samu de Lille, ne serait donc qu’un préambule à l’issue fatale, avant l’hôpital. Ainsi, la France, avec moins de 1% de la population mondiale, et que 7 Etats-Uniens sur 10 ne savent même pas situer sur une mappemonde, en remontrerait à des nations pourtant en pointe de la technologie en général, et de la recherche médicale en particulier. Quel « cocorico » de David jeté à la face de Goliath ! En somme, hors de France, point de salut pour les victimes en phase aigüe. Comme qui dirait Police secours, dont les Parisiens durent se satisfaire, de 1925 à 1984, avec ses « cars » bons à tout, y compris au transport de blessés sur les chapeaux de roue, sans même de matériels ni de gestes secouristes adaptés (3). Autant dire un radical sccop and run (ramasse et fonce), un système que nombre d’acteurs des secours, en France, prennent toujours à la lettre pour l’appliquer, de bonne foi – à moins que ce ne soit par souci de désinformation-, aux Américains, aux Canadiens, aux Britanniques, etc. Alors que partout, chez nous, on aurait mis en oeuvre le seul geste salvateur stay and play (restez sur place et agissez… médicalement). Jusqu’à l’excellent magazine consumériste Que choisir qui, en mai 2003, dans un dossier, pourtant de qualité, intitulé « Urgences médicales… au secours ! », se laissa aller à écrire, à propos de deux décès, dans le Cher, à la suite d’une vaine attente de secours médicaux : «Alors que les pays comme les Etats-Unis ou la Grande- Bretagne évacuent au plus vite les victimes vers un établissement hospitalier, la France a opté pour leur médicalisation sur place avant de les transporter : c’est la raison d’être des Samu.» Qui, une fois encore, avait « désinformé » un journaliste peu curieux ? Allons donc ! Une « lecture » un tant soit peu fine des images de la série télévisée Urgences, et tout autant de New York 911, devrait empêcher à tout jamais de prétendre que les hôpitaux-« cours des miracles » des Etats-Unis reçoivent des « mourants » non annoncés, non soignés dès leur prise en charge « sur le terrain ». Mais il n’y a pas plus aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, sur les civières descendues d’imposantes ambulances, les perfusions et les sondes déjà posées. Ni plus sourd que ceux qui ne veulent pas entendre les dialogues révélant, sur fond de messages radio, quelles pathologies vont être accueillies. Ces mal-voyants et mal-entendants feraient bien de (re)voir A tombeau ouvert, le film de Martin Scorcese, salué à sa sortie, en 2000, par la critique unanime. Le célèbre Nicolas Cage y joue un paramedic. Stéthoscope autour du cou, bardé d’appareils, de tubulures et de drogues éprouvées, il plonge de son ambulance grand format dans les bas-fonds du Nouveau Monde avec quatre soucis : apaiser la douleur et l’angoisse inutiles ; désamorcer l’effondrement des fonctions vitales ; rétablir une harmonie minimale des systèmes physiologiques ; ramener vivants dans un hôpital, noyau dur de la réanimation, des victimes d’overdose, de plaies par balles, ou tout bonnement d’un chauffe-eau défectueux … Et s’il était nécessaire – rare – de poser un drain thoracique, il le pourrait, tout à fait légalement. Pourtant c’est vrai, il n’est pas docteur en médecine. Parce que personne n’aurait pu avoir l’idée de lui demander dix ans d’études pour ne faire « que cela » ; même si « cela » est la condition sine qua non de la médecine ou/et de la chirurgie d’après…
Pourquoi des paramedics « partout », sauf en France !
Gauthier Ranner est ambulancier au Smur (4) Corbeil du 91(5) [Essonne], formateur en gestes d’urgence dans l’aéronautique. Secrétaire général du jeune syndicat français des ambulanciers-techniciens d’urgence médicale, il a, le premier, en 2004, posé publiquement la question qui fâche : « Où sont les EMT-paramedics ? Et pour quoi pas en France ? » Puis d’ajouter : « L’Amérique du Nord, l’Afrique du Sud, Israël, l’Australie, le Japon et la majorité des pays d’Europe possèdent des EMT-Paramedics. La plupart des pays industrialisés ont choisi cette méthode de prise en charge préhospitalière, à laquelle ne sont pas étrangères, entre autres, des raisons budgétaires. » Il est vrai que, quand un « urgentiste » est rémunéré à la hauteur d’un « prof » du second degré, cela permet, convenons-en, un recrutement que le système français ne saurait envisager, nos médecins seniors ne vieillissant plutôt pas dans l’urgence. Mais Gauthier Ranner ne se limite pas à la comparaison entre nations. En 1998, seulement muni de son certificat de capacité d’ambulancier – une base quand même ! -, de son accréditation hospitalière (Smur) et de ses dix ans d’ancienneté, il s’établit à Londres pour y concrétiser un rêve : devenir … paramedic. Ainsi rejoint-il, à l’école de Fulham, sous la direction du clinical éducation & development senior training officer Bob Dodson, 100 étudiants britanniques – dont des infirmiers(ères) qui se réorientent vers cette spécialisation – et quelques postulants venus aussi bien de Belgique que d’Afrique du Sud. Au terme d’une formation qui aujourd’hui atteint les 1200 heures intensives, sans vacances et sans concessions, constantes évaluations à la clé, le voici, diplôme en poche, capable de faire face au pire. Revenu à paris pour cause de mariage, il ne peut évidemment que re-conduire des ambulances Smur et préparer le matériel médical d’intervention, tel un « bon soldat » du système français. Malgré tout, il aime à dire : « Au fond, c’est le plus avancé, avec des docteurs en médecine spécialisés. Le problème, c’est qu’entre cette réponse parfaitement médicalisée, qui ne peut se produire à tout moment sur le territoire, et le niveau du secourisme opérationnel, aux termes de la loi il n’y a rien… » Attardons-nous donc au Royaume-Uni. A deux pas de Waterloo Station, le headquarters (direction opérationnelle) du LAS (London Ambulance Service NHS Trust), service public du ministère de la Santé. C’est de là que, pour le Grand Londres (7 500 000 habitants), sont gérées 72 ambulance stations alignant une flotte de 700 véhicules et disposant de quelques 3000 personnes (2000 intervenants et 1000 sédentaires). Le service des urgences y répond à quelque 1700 appels par jour. Ce à quoi s’ajoutent près de 4000 réservations d’ambulances collectives, « non urgentistes », gratuites, assurant les déplacements de patients, notamment vers les structures de soin (les ambulances privées ne sont pas inconnues au Royaume-Uni, mais n’y occupent qu’une place mineure).
La Grande-Bretagne … et son cousin américain
Pourquoi d’abord fixer l’attention outre-Manche ? Simplement parce qu’il y a belle lurette que, pragmatiques, les autorités médicales britanniques – en fait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le blitz leur ayant montré l’urgence de masse en milieu urbain – avaient fait le choix radical de confier à des personnels spécialisés (non médecins, non infirmiers) une pratique de soins d’urgence déjà de bon niveau. Plus question de se borner aux techniques de secourisme (first aid), certes utiles et même indispensables, mais laissées aux firefighters (6) , policemen, intervenants associatifs (St John’s Ambulance, par exemple) ou autres citoyens intéressés. On sait que ce fut grâce à l’épouse de George VI – devenue « la reine mère » sous le règne d’Elisabeth II -, entourée d’un collège d’experts et de professeurs de médecine, qu’un décret royal transforma nombre d’ambulanciers(ères) publics(ques), à l’héroïsme et à la compétence salués sous les bombardements, en EMT (emergency médical technicians = techniciens de l’urgence médicale). D’où la mis en place, dans chaque comté, d’une formation en école spécialisée, de stages hospitaliers et d’un diplôme officiel, aux termes de six mois intensifs. De quoi autoriser, selon de vigoureux protocoles (guidelines), médicalement établis, non seulement les inhalations et insufflations d’oxygène ; mais tout aussi bien l’administration de protoxyde d’azote (Entonox) à des victimes présentant des douleurs jugées insupportables, voire aggravantes(7). Et même, par voie orale ou parentérale (injections), des médicaments spécifiques (pathologies cardio-respiratoires, manifestations aigües d’allergie, désordres psychiatriques, complications d’accouchement inopiné, et tutti quanti). Pratique déjà résumée en une phrase, qui plus tard deviendra le crédo des services d’ambulance anglo-saxons : « Skills to treat what kills » (« Des compétences pour s’attaquer à ce qui tue »), et cela durant la golden hour, cette « heure en or » au terme de laquelle, le malade, « mis en condition », devra être acheminé à l’hôpital le plus proche. Rien de moins ; rien de plus ! Alors certes « ramasse et évacue (à allure régulière !) », mais pas sans examen clinique ni soins indispensables. L’essentiel sur place ; tout le reste dans de vraies et vastes ambulances sans commune mesure avec nos véhicules « sanitaires » de l’époque. Et ce n’était là qu’un début, eu égard à ce que chacun peut vérifier aujourd’hui dans l’ensemble des pays développés. Sauf en France. Et c’est bien là que là bât blesse !
Ici, il convient de signaler que, à partir de la « vieille Angleterre », ce furent les Etats-Unis qui allaient vraiment faire évoluer le concept de basic life support (préservation élémentaire de la vie) vers celui d’advanced life support (soutien techniquement avancé de la vie) et d’advanced cardiac life support. Il s’agissait en fait, de copier et d’adapter « au civil » les soins de l’avant des infirmiers militaires : c’était le temps de la guerre de Corée, puis du Vietnam. Et, côté vieux baroudeurs médicaux des G.I’s, rien n’avait été oublié de l’hécatombe sur les plages du débarquement en Normandie. De quoi prendre de vitesse les Britanniques en qualification des EMT et les ouvrir à une dimension nouvelle, d’efficacité maximale : les soins invasifs (par orifices naturels ou au travers de la peau). Au grand « bonheur » des médecins urgentistes anglo-saxons, puis germaniques, puis scandinaves… Ceux-ci, soulignons-le, conservant la haute main sur la formation et les protocoles à appliquer selon les signes objectifs présentés par les victimes, mais ne souhaitant pas, en fait se rendre « sur le terrain ». Hors cas exceptionnels, bien sûr, du genre masse de victimes. (A l’occasion, n’oublions pas qu’en France il fallut attendre 1970 pour voir, ici ou là, des unités hospitalières mobiles, avec des médecins « stagiaires internés», venir en appui des pompiers, seulement alors en secours routier.)
Anecdote : un médecin (physician anaesthesist), rencontré au détour d’un couloir au headquarters du LAS, répondit à notre étonnement de voir des techniciens ambulanciers agir comme des doctors par une phrase mémorable, en français approximatif : « Moi, quoi faire dans la rue ? Nos technicians de l’emergency [urgence] marchent au top ! C’est moi qui les apprend…, dear monsieur. »
Les paramedics étaient donc nés. Mot désormais international, possible anglicisme en français ; notre substantif « paramédicaux » désignant d’autres professions : sages-femmes (8), infirmières, kinésithérapeutes, etc. Formés en quelque dix-huit mois (trois ans en suisse), selon des parcours contraignants soumis à évaluations répétées (anatomie, physiologie, pathologie, pharmacologie, thérapeutique), ils ne font rien de moins, aux quatre coins du monde, que ce que pratiquent, chez nous les médecins des unités mobiles hospitalières ou leurs confrères les plus engagés du Service de santé et de secours médical des pompiers. Jusqu’à l’analgésie, ou à la perfusion transosseuse chez le petit enfant « sous asepsie rigoureuse », nous précise Bertrand Quintart, un practitioner londonien (degré supérieur au paramedic). Rien qui ne résiste à leur savoir-faire totalement adapté à l’étroite mais déterminante fenêtre sur l’urgence entre le lieu de l’appel et le passage de relais au « bloc d’urgence » le plus proche ou à un trauma center. Seul apanage de « vrais médecins » (quelques anesthésistes et chirurgiens des hôpitaux, disponibles à tour de rôle et reliés à une unité d’hélicoptères) : l’anesthésie générale et une possibilité d’amputation, par exemple, sur le lieu même d’un accident majeur.
Vraie question : l’égalité des secours partout et pour toujours ?
Mais revenons à la France, et à deux ou trois choses que nous savons d’elle, révélées par des signes alarmants : baisse importante de la démographie médicale ; fermeture de bien des cabinets médicaux dans l’ombre de départements ruraux ; inégale répartition des médecins (toujours libéraux en diable) selon l’attrait des régions ; réduction galopante du temps de travail des praticiens (qui sont de plus en plus des praticiennes) ; désengagement évident de la plupart des généralistes à l’égard du traitement des urgences (d’ailleurs devenu une spécialité à part entière), et même, peu à peu, d’actes interventionnels, au profit du seul rôle de prescription de médicaments et d’examens. En contrepoint, explosion du nombre des urgences purement médicales parmi une population vieillissante qui décompense sans crier gare des pathologies mal contrôlées, notamment au sein des territoires désertifiés. La liste serait longue… Tous les observateurs le reconnaissent : les Français ne sont pas égaux – entre autres domaines – face à l’urgence. Selon que l’accident ou la crise surviennent au coeur de la capitale ou dans un anonyme village du pays profond, non seulement la donne change en rapidité d’intervention, ce qui, bien sûr est également vrai en Grande-Bretagne, en Suisse ou ailleurs, mais, chez nous, ce n’est pas forcément une différence de degré qui s’attache à la prise en charge préhospitalière ; ce peut être carrément une différence de nature. Si aujourd’hui la grande presse, en écho au sentiment de l’opinion, utilise habituellement l’acronyme « Samu » comme la référence absolue en matière de médecine d’urgence loin de l’hôpital, elle ne relaie pas encore les difficultés de maintenance rencontrées par ce système. Hors du landerneau de l’urgence, qui sait par exemple, qu’ici ou là des unités mobiles hospitalières fonctionnent sans « vrai médecin », parce que qu’on n’y pas les moyens d’en avoir un à bord ? Qui sait que tel « patron » d’un service d’urgence hospitalier et d’un Samu du Sud-Est nous dit préférer « envoyer sur le terrain des infirmiers(ères) aides-anesthésistes rompus depuis longtemps au rétablissement des fonctions vitales (leur nombre augmente chez les pompiers) qu’un médecin résident frais émoulu dont j’ai le plus grand besoin ici» ?
Des déserts médicaux ?
Qui sait que les zones dites « blanches » (hors d’une portée raisonnable des Smur ») seraient des déserts médicaux si le Service de santé et de secours médical des pompiers (les « képis rouges », le plus souvent généralistes volontaires formés à l’urgence) n’y colmatait – pas toujours et pas partout ! – les impossibilités de leurs confrères ? Qui sait, enfin, que l’implication grandissante des infirmiers sapeurs-pompiers, agissant sur protocoles médicaux, et mûrs pour la télétransmission, se révèle à même de pallier intelligemment le déficit des « képis rouges », qui se creuse. Une solution à même de faire que blessés ou malades en détresse soient, enfin, « placés au centre du système », selon le mot même du médecin colonel Francis Lévy, du Service d’incendie et de secours du Haut-Rhin ; les divers intervenants étant alors obligés de s’entendre. « Mieux : de s’unir comme les doigts d’une main secourante et soignante. » « Il n’y aura jamais un anesthésiste-réanimateur derrière chaque arbre …, assène le médecin colonel Jean-Yves Bassetti, du Sdis de l’Aude et vice-président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers, qui a fait la part belle à ses infirmiers. Il faut que nous avancions dans l’implication en urgence de nos infirmiers(ères) diplômés(e)s d’Etat (38 mois d’études), formés à l’intervention « de terrain » dans nos écoles régionales – par des médecins spécialistes. Il y va d’un relais efficace des premiers intervenants, de la mise en place rapide de soins d’emblée salvateurs (par délégation et sur protocoles). Et donc de la réduction des inégalités entre les territoires. D’autant que nous évaluons à seulement 5% le cas où la présence d’un médecin est indispensable. » Notre vielle législation, rigide en diable, va-t-elle être prise de court par plus d’une « expérience » opérationnelle ? Au dire même de l’infirmier principal Jean-Pierre Deschin, du Corps de sapeurs-pompiers du Pas-de-Calais, « si nous appliquons aveuglément la loi lors d’une intervention franco-britannique d’importance dans le tunnel sous la Manche (c’est hélas arrivé), alors que l’infirmier pompier français, sans la présence immédiate d’un médecin, ne peut même pas « pousser l’adrénaline »(9), le paramedic anglais du kent Ambulance Service, lui, posera, dans le même temps, un drain thoracique… ».
Signe des temps : on ne comptera bientôt plus les thèses de doctorat sur la paramédicalisation des secours. Telle celle d’Ismaël Hssain, de l’université Louis-Pasteur à Strasbourg : « Un vecteur infirmier pour les urgences préhospitalières ». On y lit : « Le Samu 68, qui déploie ce type de moyen [la paramédicalisation] depuis l’année 2001 […], peut apporter au débat des arguments issus de l’expérience du terrain. […] Le système mis en place prévoit l’intervention d’un infirmier du Smur qui agit seul, en appliquant des protocoles de soins établis et validés, sur les recommandations d’un médecin régulateur, qui est informé en permanence. Lorsque des signes de gravité sont détectés, un renfort médicalisé est engagé à ses côtés. L’infirmier devient donc par son action le maillon central d’un réseau de soins local. » Si c’est le Samu qui le dit, qui le fait, alors…
Entre autres témoignages…
Question : puisque, en tout état de cause, c’est la voie infirmière qui, chez nous, va assurer (et tant mieux !) un tremplin à la paramédicalisation préhospitalière, dans vingt ans seront nous encore seuls au monde à ne pas « fabriquer » d’EMT-paramedics ? D’autant que nous manquons autant d’infirmiers(ères) que de médecins ! Et que 38 mois de formation pour travailler au lit du malade, n’est-ce pas inadapté à l’urgence du terrain ? Combien de temps en plus, donc ? (Mention spéciale, bien sûr, pour les infirmiers aides-anesthésistes !) Un état de fait qui nous permet de solliciter deux témoignages (on pourrait en aligner vingt): Michel Boudebza est le chef pompier principal au puissant Service de sauvetage et de lutte contre les incendies d’aéronefs à Aéroports de Paris. Instructeur de secourisme aéronautique à Air France, il est à tu et à toi, en un anglais américanisé épatant, avec le médical unit de la fire brigade (pompiers) de Santa Monica (Los Angeles). Dès qu’une fenêtre s’ouvre dans son emploi du temps, il fonce là-bas pour « tourner » avec des équipes d’EMT-paramedics. A chaque retour, il a cent anecdotes à raconter, images à l’appui. D’autant que le secteur y est plutôt « chaud ». « Pas question, assure-t-il, de partir en intervention sans gilet pare-balles. Des blessés par arme blanche ou à feu, j’en ai vu des dizaines, laissés pour mort dans des mares de sang, puis « récupérés » par ces pompiers spécialisés à coups d’incroyables « acharnements thérapeutiques ». Pour eux, c’est comme un « sport », où chacun entre en compétition pour combattre la fuite de la vie. Peut-être ne savent-ils pas aussi bien qu’un médecin urgentiste français théoriser ce qu’ils font, mais ils le font, et rapidement, suivant à la lettre, en l’occurrence, des guidelines adaptés (une balle dans un poumon n’appelle pas les mêmes « gestes » qu’un coup de couteau à l’estomac). Et des médecins résidents rencontrés aux services d’accueil des urgences d’hôpitaux de Los Angeles m’ont dit accorder une confiance totale à leurs medical technicians. » Patrick Taymont, lui, un Franco-Américain, a été quatre ans sapeur-pompier volontaire au centre de secours principal de Céret (Pyrénées-Orientales), commandé par le lieutenant (volontaire) Laurent Lacombe. Son intérêt essentiel : le secours à personnes, qui lui paraissait « plutôt basique ». En 1997, il repart pour la Floride… et y devient EMT 1er niveau, puis 2e, puis 3e ; enfin, en dix-huit mois - passage obligé par l’Université (!) -, le voici paramedic au Lee County Emergency Medical Service (là, organisme indépendant du fire department). Lors de ses retours en France, il s’étonne que rien n’ait officiellement changé et qu’il faille attendre « si longtemps un médecin, seul habilité à administrer des médicaments ».
Vers un officiel « transfert de compétences » ?
Oserons-nous, en guise de conclusion, relayer deux voies très autorisées de la médecine française, confortant, nous semble-t-il, la réflexion que nous avons essayé de mener ici, sans autre prétention que celle du citoyen ordinaire ; lequel sait très bien que l’urgence, tapie au coin de la rue, ne concerne pas toujours que les autres ? Eh bien, osons. Guy Valencien est professeur d’urologie à l’université Paris-V, chef du service d’urologienéphrologie au très réputé Institut mutualiste Montsouris. Le 9 mai 2005, il déclare, sur
France-inter, à propos de la démographie médicale : « Tant mieux s’il n’y a plus que 150 000 médecins en France demain [199 000 actuellement, toutes spécialités confondues]. Le médecin doit être un expert. Une grande part de ce qu’il fait aujourd’hui, peut être transférée à des personnels paramédicaux formés spécifiquement. » On n’avait pas lu autre chose, en octobre 2003, dans un rapport de mission, quasi confidentiel, du professeur Yvon Berland, doyen de la faculté de médecine de Marseille, président de l’Observatoire national de démographie des professions de santé, qui concluait : « Tout en tenant compte des particularités liées […] à l’exercice de la médecine en France, l’analyse des pratiques nord-américaines et européennes comme la synthèse des entretiens que j’ai pu avoir avec les différents professionnels de notre pays m’amènent à penser qu’il est indispensable et urgent d’envisager le transfert de compétences. Il permettra de faire face […] à la diminution annoncée de la démographie médicale, mais aussi d’optimiser le système de soins, de régulariser des pratiques existantes non reconnues, d’éviter la mise en place d’organisations parallèles, source de conflits et de baisse de la qualité des soins, d’apporter une légitime reconnaissance à certains professionnels paramédicaux. »
Seul objectif de notre réflexion, nous l’écrivions d’entrée : faire réagir.
Bernard Laygues
Article paru dans Le Sapeur-pompier magazine, novembre 2006.
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(1) En février 1998, dans « Panorama du médecin », le Pr Iradj Gandjbakhch, chef du service de chirurgie cardio-vasculaire à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris), déclarait : « Il est urgent de faire un bilan sérieux de l’efficacité réelle du Samu, ce qui n’a jamais été réalisé. […] S’il m’arrive un accident à Paris, je souhaite vivement être pris en charge par les pompiers, et non par le Samu. » [ !!!?]
(2) L’adjectif le plus approprié est « invasif ».
(3) Le Pr Marcel Arnaud (1896-1977), qui fut conseiller médical de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers, était neuro-chirurgien, chef de service des hôpitaux de Marseille. Promoteur du secourisme routier en France, il n’avait pas de mots assez durs pour stigmatiser « la misère des secours aux polytraumatisés », notamment à Paris. Las cars de Police secours, avec leurs brancards approximatifs fixés au plancher entre les bancs latéraux où s’asseyaient les gardiens de la paix ? « Des bétaillères ! », tonnait-il jusque dans de très sérieux congrès de traumatologie.
(4) Smur = Service mobile d’urgence et réanimation. Unité rattachée à un hôpital, capable d’intervenir à domicile ou sur la voie publique, avec, à bord des véhicules sanitaires, les éléments essentiels d’un plateau technique du traitement des urgences. C’est un « bras armé » du Samu.
(5) Samu = Service d’aide médicale urgente. Service public rattaché en principe, dans chaque département, au centre hospitalier de préfecture, et apte à gérer les appels du public, reçus par le 15, et les réponses aux urgences médicales selon leur degré de gravité (envoi d’un médecin libéral ou d’une ambulance privée, déclenchement d’un « moyen pompiers » ou directement d’un Smur…
(6) On l’aura compris : à l’instar de la plupart des pays (la France entrant dans les exceptions), le secours à personne n’est pas, au Royaume-Uni, une activité des firefighters [pompiers] combattant du feu et spécialistes du sauvetage tout azimuts.
Pour autant, à Londres comme dans les comtés, les ambulance services et les fire brigades ne s’ignorent évidemment pas. Structure de coordination :The accident and Emergency. A noter qu’aux Etats-Unis, selon les Etats, les comtés et même les villes, les services d’ambulance sont ou non inclus chez les sapeurs-pompiers. Par exemple, pour Manhattan et ses alentours, le FDNY (Fire Department of New-York) a intégré à la fin des années 1990, les personnels de l’Emergency Medical Service of New-York, service public qui jusque-là assurait les secours à victimes. Ici ou là, comme à Seattle avec Medic One, ce peut être aussi bien une société privée qui traitera les urgences préhospitalières, mais avec toujours les mêmes qualification des personnels.
(7) La culture anglo-saxonne, contrairement à celle des latins, a toujours poussé à ne pas tolérer la douleur autrement que comme un symptôme. Dès les années 1950, sur le pavé de Londres ou de Glasgow, tout blessé conscient et souffrant se voyait offrir la possibilité d’atténuer sa douleur en inspirant du protoxyde d’azote.
(8) En France, les sages-femmes, contrairement aux autres paramédicaux, ont un droit d’examens, de prescriptions et d’utilisations d’instruments adéquats dans le cadre de leur domaine de compétences.
(9) « Pousser (= presser sur le piston de la seringue) l’adrénaline » (hormone de synthèse administrée en urgence pour soutenir le coeur, relever la tension et contracter les vaisseaux). |
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