Predator
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11 Juil 2008, 17:06 |
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Fort comme la mort
A l’époque de l’année où le rythme ralenti pour beaucoup de gens, je débute ma période la plus chargée de l’année. Rien d’anormal, mais je sais parfaitement que ces deux prochaines semaines vont être assez intenses. Pour le moment, cela commence soft puisque je ne suis sorti qu’à 19 h 30. Comme tous les soirs, je prends donc le RER. Une fois sorti d’Auber, j’hésite à courir pour attraper le prochain train, mais considérant l’heure et l’affluence encore importante due aux soldes, je préfère faire ma feignasse, et je marche donc sans me presser vers Saint-Lazare. Ce n’est du reste pas un mauvais choix puisque j’arrive en même temps que mon train et peux donc m’écrouler dans une banquette, le iPod sur les oreilles et le nez dans Fort comme la mort de Maupassant dans un des wagons. A 20 h 20, mon train démarre. Argenteuil, Val d’Argenteuil, les gens descendent. Cormeilles.
L’arrêt est plutôt brutal. A peine immobile, le conducteur annonce que le train n’est pas à quai et qu’il faut attendre les instructions pour descendre. Je lève distraitement un œil vers la fenêtre et constate assez étonné que les trois quarts du train ne doivent pas être à quai. Probablement influencé par une crise impromptue de pernaultite aiguë, je peste dans mon menton contre le conducteur, ce sous-doué même pas foutu d’arrêter correctement son train. Enfin, mieux vaut trop tôt que pas du tout. Je me replonge donc dans mon bouquin.
Le temps passe et l’alarme sonore se fait toujours attendre. Il ne bouge même pas pour permettre aux passagers derrière moi de descendre. Commençant à trouver le temps long, certains passagers quittent un à un leur siège pour descendre sur le quai. Moi-même, je referme mon bouquin, range mon iPod et me retourne, attendant une nouvelle annonce.
Cinq minutes plus tard, celle-ci arrive. Un type, probablement le conducteur ou un agent de la gare, entre dans le wagon et réclame notre attention. Arborant une mine très gênée, il nous annonce qu’il y a eu un accident et que le train ne repartira pas. Ma pernaultite aiguë s’étant calmée, je descends calmement les escaliers en adressant un petit sourire las et entendu à notre messager "les merdes, ça arrive. Rien à te reprocher". Effectivement, ce n’était pas de sa faute.
Je ne sais pas si vous avez déjà remarqué, mais lorsque vous connaissez les lieux, vous regardez immédiatement vers l’endroit où vous voulez vous rendre, histoire d’évaluer les divers obstacles, l’affluence et ce genre de petites choses. Il se trouve qu’entre la porte de mon wagon et l’escalier du quai se trouvait la raison de notre arrêt. Un type en jean et veste bleue, et chevelure blanche, probablement la cinquantaine, gisait sur le quai près du train entre moi et l’escalier, sa tête reposant dans une petite flaque de sang. Ce n’est qu’après ce premier instant de saisissement que j’ai compris qu’on nous avait fait attendre afin de permettre au personnel de la gare de délimiter une zone autour du blessé et surtout aux pompiers d’arriver sur place. Deux pompiers étaient déjà au chevet de l’homme. Un autre interrogeait un couple apparemment témoin dont la femme semblait sur le point de craquer. Un des agents SNCF de la gare fumait nerveusement en observant la scène, donnant l’impression qu’il aurait donné cher pour se trouver ailleurs.
Et puis, il y avait nous, les passagers. C’est terriblement pathétique de voir à quel point nous pouvons être voyeur. Un type est sur le carreau, probablement mort, et qu’est-ce qu’on fait ? On mate. Oh bien sûr pas tout le monde. Les deux petits vieux que j’ai croisés n’avaient probablement pas envie d’observer la scène, d’autant plus qu’ils étaient conscients de devoir éviter un spectacle pénible à leurs deux petites filles. Moi-même, après un léger choc en descendant du train, je me savais parfaitement capable aussi bien de supporter ce spectacle macabre que de réfréner mes instincts voyeurs. Mais vouloir avancer est une chose, le pouvoir en est une autre. En effet, la zone délimitée pour contourner le blessé (le mort ?), et la position de l’escalier sur le quai ne laissait qu’un étroit passage pour rejoindre l’escalier, seule sortie du quai. Hors celui-ci était totalement bloqué par une dizaine de lourdaud obsédés par la vue du sang. Situation ubuesque, personne ne descendait l’escalier, les premières marches de l’escalier étant également bloquées par d’autres lourdauds de la même espèce !
Finalement, un pompier se met à hurler "Il n’y a rien à voir, Messieurs, Dames ! Rejoignez la gare, on vous renseignera sur les solutions de transport !" J’imagine que cette situation est horriblement banale pour lui. Malgré cette vigoureuse intervention, le mouvement ne s’amorce pas par une réaction des lourdauds, mais parce que les autres passagers commencent à jouer des coudes pour se frayer un chemin. Je ne suis pas en reste, puisque je houspille deux de ces personnes, les bousculant franchement pour passer entre eux. J’ai compris juste après ce qui les retenait. Cédant peu de temps à mon propre instinct de voyeur, je relève la tête et aperçois le visage de l’homme. Ses yeux étaient ouverts. Ils voulaient savoir s’il était vivant. J’ai d’autant plus honte d’avoir regardé que j’ai l’impression désagréable qu’il m’a vu et que son regard exprimait un reproche légitime. Ajouté à l’horreur de ce spectacle, c’en est trop pour moi. Moins d’une seconde après avoir redressé la tête, je m’engouffre dans le passage souterrain, presque au pas de course.
A la sortie de la gare, en contournant le Samu, je sors mon portable et appelle mon frère. Celui-ci prenant le train, je souhaite le prévenir au cas où il serait derrière moi. Heureusement pour lui, il était déjà rentré. Je lui ai donc demandé de venir me chercher, et j’ai commencé à marcher sur la nationale vers Herblay en fumant. Seul avec mes pensées... La situation me laisse une impression de grotesque. Je marche en costard et clope au bec sur une nationale assez large, un joli coucher de soleil façon "Poor lonesome cow-boy" devant moi et un type au tapis derrière, guettant une Clio grise venant à ma rencontre. Que s’est-il passé ? Elémentaire, mon cher Zalka. Le type qui rentrait probablement chez lui s’est probablement placé trop près du bord du quai. Se trouvant proche du côté d’arrivée du train, même en pleine décélération, celui-ci devait garder une vitesse très importante et le pauvre bougre, happé par le souffle a été déséquilibré et s’est pris le train, un punch à faire pâlir Mohammed Ali. Si sa tête a cogné le train, il est certainement mort sur le coup. S’il a rebondi et que sa tête a uniquement cogné, le sol, je ne peux qu’espérer qu’il soit tout de même mort sur le coup et n’ait ainsi pas trop souffert. Il reste l’hypothèse qu’il se soit jeté sur le train ou qu’on l’ait poussé, mais si je ne suis pas assez ingénu pour écarter ces hypothèses, je n’ai tout simplement pas envie d’y penser : c’est déjà assez moche comme cela.
Un camion de pompier déboule toutes sirènes hurlantes en face de moi. Je me laisse donc porter par des pensées plus ou moins morbides : le pauvre accidenté inconnu, sa famille, les autres morts inconnus de la journée, leurs familles. Le fait est que sa disparition est totalement insignifiante pour la plupart d’entre nous, mais tellement douloureuse à ses proches. La différence entre la vie et la mort ? 20 centimètres en arrière. L’impression fugace qu’il m’a vu lorsque j’ai descendu l’escalier. C’est fou ce qu’un inconnu peut vous toucher. Le camion de pompier de tout à l’heure roule doucement dans la direction inverse. Mauvais signe.
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Comment ce qui peut paraître banal à nos yeux est perçu par un témoin?
Beau récit pour une bien triste histoire |
_________________ PFG1, PFG2 |
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